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polytechnique, 30 ans plus tard: un devoir de mémoire POUR NATHALIE PROVOST

Nathalie Provost était âgée de 23 ans. Elle était en classe à Polytechnique lorsque Marc Lépine a fait irruption, le 6 décembre 1989 en fin d’après-midi, et a ouvert le feu sur elle et ses compagnes de classe. Trente ans plus tard, le devoir de mémoire s’impose, et Nathalie a accepté de me rencontrer pour discuter de ce drame, de cette tuerie qui a fait 14 victimes, toutes des femmes, et 14 blessés. Un attentat féministe qui demeure un douloureux souvenir.

Texte et photos : Daniel Daignault

« Pour moi, le 25e anniversaire avait été le grand moment de réconciliation, et je ne savais pas l’importance que prendrait le 30e anniversaire. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit si important » dit-elle, alors que je la rencontre dans un café sur la Rive-Sud de Montréal. Nathalie est calme, posée, et elle prend le temps de bien peser ses mots.

« Les tueries sont courantes aux États-Unis et sont souvent sans symbolique politique. Ce qu’on a, à Polytechnique, c’est quelqu’un qui a voulu poser un geste politique et qui a utilisé la tuerie dans une école pour le faire. La mosquée de Québec, c’est clairement ça aussi. Je pense que c’est ce qui rend les événements de Polytechnique aussi marquants pour notre société. C’était déjà une catastrophe, c’était déjà incroyable, inimaginable il y a trente ans que survienne une tuerie dans une école au Québec, au Canada. Mais qu’en plus, ça ait un sens politique, ça a fait qu’on a eu beaucoup beaucoup de mal à s’en remettre et à en discuter avec une certaine sérénité et sans blâme. De pleinement accepter et vouloir réfléchir au fait qu’il avait voulu abattre un symbole du féminisme, ça, ça a été très long. »

Première page du journal La Presse, au lendemain de la tuerie survenue à Polytechnique Montréal.

Trente ans plus tard, vous conservez des souvenirs précis du drame, où ils ont tendance à s’estomper?

En fait, c’est particulier. Je sais très bien ce que j’ai vécu, les images reliées dans ma tête à ça, mes sensations sont précises. Le fil des événements est précis dans ma tête, mais il y a un moment où je me suis fermé les yeux et je me suis retrouvée couchée par terre. J’ai circulé entre les deux, il y a eu plusieurs minutes, mais mon cerveau a oblitéré ces images-là pendant un an. La veille ou l’avant-veille du premier anniversaire, j’ai fait un long rêve qui est mon parcours, qui est ce que j’ai vu. Je ne sais pas si c’est la vérité vraie, mais c’était bouleversant de traverser ce rêve-là. C’est comme si ça avait pris un an pour que je sois suffisamment solide pour encaisser ce que j’avais vu. J’ai déjà entendu dire que c’est possible que le cerveau fasse cela, se protège d’une certaine façon. Donc, je sais ce que j’ai fait avant, pendant et après, je sais les sensations, les bruits. C’est très clair. Les images, peut-être dix minutes d’images, ont été effacées pendant un an, et ça m’est revenu après. 

« J’ai été atteinte par trois balles et un éclat de balle dans mon pied gauche. J’ai été hospitalisée durant neuf jours. »

Vous avez conservé des séquelles de ces blessures ?

Il n’y a pas vraiment de séquelles physiques hormis les cicatrices. Toutefois, et ça fait deux ans que ça a commencé, on vieillit, et maintenant, ma cuisse droite et mon pied gauche ont recommencé à être plus sensibles, plus fragiles. Je pratique un peu le yoga et quand on fait certains mouvements d’équilibre, j’ai des raideurs dans mon pied droit que je n’avais pas. C’est particulier d’éprouver ça, on dirait que mon corps ne veut pas vraiment que j’oublie. En même temps, j’éprouve une grande tendresse aujourd’hui à l’endroit de mon corps qui m’a soutenue tout au long de tout ça. Je ne vis pas ça comme une frustration, je le vis plutôt comme un rappel. C’est assez doux et assez tendre.

Quatorze femmes ont perdu la vie le 6 décembre 1989, il y a eu des blessés et énormément de victimes collatérales… Votre famille, les proches, tous ceux qui étaient présents à Polytechnique ce jour-là…

Les profs, les employés, les étudiants de Poly, c’est terrible. Surtout les gars de Poly, dans ce qui est arrivé. La perception que quelqu’un aurait dû l’arrêter. On sent encore, quand on écoute le documentaire de Judith Plamondon (Polytechnique – ce qu’il reste du 6 décembre), la tristesse de ne pas l’avoir fait. Nous n’étions tellement pas capables d’imaginer ce qui se passait. C’est une chose de voir, mais appréhender complètement ce qui arrive… Avec le regard d’aujourd’hui, on se dit : c’est un tueur dans une école, et il y en a tellement aux États-Unis qu’il n’y a plus personne qui est surpris. Mais pour nous, ce n’était même pas concevable, c’était inimaginable.

Êtes-vous resté en contact avec d’autres filles qui étaient dans votre classe à ce moment-là ?

En fait, je ne connaissais que les filles de ma classe qui ont été blessées. Je les ai recroisées toutes les deux, on se connait peu, mais on a partagé une intimité que peu de gens partagent dans leur vie. Ça doit ressembler un peu à ce que vivent les gars qui ont fait la guerre. Pendant un temps de leur vie, ils ont vécu quelque chose ensemble, et même si la vie les sépare après, il reste qu’il y a quelque chose que seulement eux peuvent pleinement comprendre. Je pense que ce qui m’unit à France et à Josée est de cette nature-là. Ce ne sont pas des amies, ce ne sont pas des gens que je côtoie, mais quand il m’arrive de les recroiser, il y a un éclair de reconnaissance dans notre regard. On sait. C’est très intime. Ce qu’on a vu, ce qu’on a entendu, ce qui s’est passé, la sensation, la durée du temps, tout ça est très intime. C’est atroce, c’est affreux, mais c’est très intime.

On n’est pas à l’abri de tels drames, comment peut-on faire pour tenter de les prévenir ?

Mon intuition à l’effet que ça peut revenir est toujours juste aujourd’hui, parce que le premier germe qu’il s’est passé a été le désespoir. C’est quelqu’un qui ne savait plus comment faire son chemin, comment occuper sa place, et son désespoir était tellement grand, et sa colère tellement grande, qu’il fallait qu’il la retourne contre quelqu’un ou quelque chose. Marc Lépine a choisi de tourner ça contre les femmes, dans sa tête, dans ce qu’il avait vécu. La cible, c’était des femmes. Quand on relit sa lettre, c’est un gars intelligent Marc Lépine, c’est une lettre articulée qu’il a écrite, et ça lui a donné un canal. Le tueur de Christchurch en Nouvelle-Zélande au printemps, Alexandre Bissonnette à Québec, il y a bientôt trois ans, ces hommes-là, d’après moi, éprouvaient la même détresse. Et capter la détresse avant qu’elle ne se transforme en carnage, c’est très difficile. Les parents de ces gens-là n’ont pas été capables, et pourtant ils étaient tout près. On ne peut pas se mettre à arrêter le monde parce qu’ils n’ont pas l’air bien. C’est pour ça que pour moi, malgré que je sois très consciente que la détresse psychologique est au cœur d’un événement comme ça, il faut enlever les jouets dangereux. Et les jouets les plus dangereux, ce sont les armes à feu et les armes d’assaut. Elles sont beaucoup trop facilement accessibles. Les permis sont encore beaucoup trop faciles d’accès et à renouveler, et le marketing des armes, le marchandisage est incroyable. Avec en plus l’accès en ligne, ça n’a plus de bon sens : il y a deux fois plus d’armes de poing depuis les sept dernières années. Techniquement, des armes de poing, on peut seulement faire du tir sportif avec ça. Alors comment ça se fait qu’il y en ait deux fois plus qu’avant en circulation au Canada ? On ne peut pas empêcher, on peut juste réduire.

D’ailleurs, vous avez siégé au Comité consultatif canadien sur les armes à feu durant plus de deux ans, et vous avez décidé de quitter vos fonctions en juillet dernier. Pour quelles raisons ?

J’ai quitté le Comité consultatif du ministre Ralph Goodale, mais je n’ai pas arrêté de m’impliquer. J’espère que le gouvernement Trudeau va agir, il l’a promis en campagne électorale. Le Bloc Québécois, le NPD et le Parti Vert sont d’accord avec sa promesse.

Vous croyez encore aux promesses électorales ?

Quand les citoyens en font la demande… Le pot, il l’a fait ! Ça arrive que des promesses électorales se réalisent. Ça prend beaucoup d’engagement et de volonté politique, et ça prend aussi beaucoup de citoyens qui manifestent l’importance de ces changements-là. Dans les conditions actuelles, avec Bill Blair, le ministre de la Sécurité publique qui a été nommé, j’ai bon espoir. Il est l’ancien chef de police de Toronto, il connait l’enjeu des armes d’assaut et de poing dans les villes, et il sait à quel point ça prend une législation fédérale.

La plaque commémorative que l’on peut voir tout près de l’entrée principale de Polytechnique.

En ce moment, si je suis avec toi, c’est parce que je suis engagée dans le contrôle des armes à feu. Je sais que mon témoignage rend crédible mon combat, et je sais pourquoi le devoir de mémoire est important. Dans mon cas, mon devoir de mémoire est relié au fait que j’espère qu’on va faire évoluer nos lois en matière de contrôle d’armes à feu, et je vois le moment où je vais me taire. Ma lecture politique, c’est que c’est maintenant ou jamais, Il faut que ce soit parmi les premiers projets de loi, c’est un gouvernement minoritaire et il y a dans l’opposition suffisamment de voix pour appuyer son projet de loi. S’ils ne le font pas, s’il y a des élections et si les conservateurs sont réélus, même minoritaires, ça va être fini et pour très longtemps.

Le vrai geste, et j’espère qu’un jour il y aura des politiciens qui auront le courage d’aller jusque là, ça va être de modifier le Code criminel et de changer la classification des armes. J’ai une photo dans mon cellulaire qui a été prise le jour où la pétition (pour le contrôle des armes) a été déposée, il y a trente ans. J’étais là, ça faisait à peine un mois que j’avais été blessée et je n’ai pas pu continuer le combat à ce moment. J’avais besoin de finir l’école et de me remettre de mes blessures. J’étais en convalescence, je n’ai pas eu l’énergie. Des consoeurs et des confrères l’ont fait. C’est évident que le gouvernement devrait s’occuper de ça, sauf que lorsqu’on perd un privilège, on vote pour ne pas le perdre. Donc, le gun lobby est extraordinairement puissant et extraordinairement frustré par les méthodes de contrôle. Et comme il est soutenu par son grand frère américain, il est puissant et il vote, lui, il fait une différence (…) Nous, pour qui ce serait important à la fois pour nous et pour nos enfants, on est très peu à voter pour le contrôle des armes.

Quel a été votre parcours professionnel après les événements du 6 décembre?

J’étais en quatrième année de mon bac  j’avais presque fini. D’ailleurs, les trois filles qui ont survécu dans ma classe, on a toutes fini notre bac, on est toutes ingénieures. Je suis retournée en classes le 15 janvier, il me restait deux cours et mon projet de fin d’études à terminer, ce que j’ai fait entre janvier et mai 1990. Le marché de l’emploi était abominable à ce moment, et j’arrivais auprès des employeurs avec une drôle d’image. Dans un contexte de récession, entre une employée qui n’a rien vécu de dur et moi, on préférait quelqu’un qui n’avait rien vécu de difficile, et dont on était plus sûr de la stabilité.

Finalement, je me suis trouvé un emploi au mois d’août 1990, et j’ai commencé ma maîtrise à temps partiel. J’ai terminé ma maîtrise en 1994 en génie industriel, et je n’ai jamais arrêté de travailler par la suite.

Vous avez quatre enfants, ils sont conscients de tout ce que vous avez vécu ?

Mes quatre enfants savent ce que je suis, ce que je vis, ils ne peuvent pas être déconnectés de la réalité. Pas dans le monde d’aujourd’hui. Ils le savent tous, mais je suis leur mère avant d’être tout ça. Je suis bien dans le regard que mes enfants ont sur moi à travers ça.

Mon identité n’est pas bâtie sur le fait d’être victime. Mon identité, elle s’est construite à être mère, à m’occuper de ma famille, à voir mes amis, à faire mon travail. C’est prioritaire. Je n’ai pas besoin d’être reconnue publiquement pour les événements de Polytechnique pour être une femme heureuse. Ça me libère d’en parler, ça me fait avancer et je pense que je peux contribuer. Je suis une femme, parmi des millions d’histoires de femmes, qui se relève d’une épreuve. Et de me voir debout et engagée, c’est de dire à la mère monoparentale qui a le cancer du sein et qui ne voit pas le bout, qu’elle va être capable, qu’elle va trouver le chemin et ne doit pas lâcher. La vie est faite d’affaires qu’on ne comprend pas et qui sont très difficiles à accepter. Moi je dis toujours qu’il y a des fleurs qui poussent dans la boue, à travers des affaires épouvantables. Il y a des affaires qui nous arrivent qui ne nous seraient pas arrivées, il y a des rencontres qu’on fait qui n’auraient pas eu lieu. Il y a des moments merveilleux à travers l’horreur.

Par exemple?

Je suis allé au secondaire avec le chef Martin Picard, et Martin était nouvellement sous-chef avec Normand Laprise au restaurant Citrus en 1989. Il venait de finir son école de cuisine quand il a appris ce qu’il s’était passé à Poly. Il est entré dans ma chambre d’hôpital le samedi après la conférence de presse, le 9 décembre : j’ai ce beau grand géant qui est arrivé pour me dire bonjour. Martin est un homme extraordinairement sensible et il m’avait raconté qu’il avait été bouleversé qu’il connaisse quelqu’un qui avait vécu ça. Il était bouleversé qu’un homme ait voulu abattre des femmes parce qu’elles étaient des femmes. Il était sans voix. Et Martin est un homme qui aime le monde, qui aime les femmes, et il m’a dit que ça lui avait inspiré les recettes qu’il avait faites au cours de l’une des journées suivantes. Et il m’avait raconté l’une des recettes faites en notre honneur. Je me souviens, il y avait du pamplemousse, du saumon fumé, du saumon frais, et pour lui, tout ça, c’étaient des émotions : la colère, la tristesse, l’amertume. Il traduisait sa recette en poème et il me la racontait.

Ouf, vous deviez être émue?

Tu sais, ça fait trois jours que tu t’es fait tirer dessus… Tu ne le sais plus si tu vas te remettre droite dans la vie, si tu vas devenir folle ou pas. Tu ne sais pas. T’es juste un peu perdue, et voilà Martin qui entre dans ma chambre, que je n’ai pas croisé depuis quatre ou cinq ans, et qui vient me voir. Encore aujourd’hui, pour moi, ce moment-là est de la magie. C’est de la magie!

Quatre enfants, un bon travail, trente ans plus tard après le drame, diriez-vous que vous êtes une femme heureuse ?

Je trouve qu’être heureux et le bonheur est une quête. Ce n’est pas un état permanent. Je suis fière du chemin que j’ai accompli, de la relation que j’entretiens avec mes enfants. J’ai des amis et des amitiés extrêmement riches autour de moi, des gens qui me soutiennent, qui m’acceptent et m’accueillent comme je suis, quand ça va et quand ça ne va pas. Si c’est ça être heureux, oui, je suis heureuse.